Je vais vous raconter ce très curieux week-end, vécu à une époque où j’avais 21 ans, et toujours en formation de photographe. Ce sera certainement mon plus long article sur ce site, événement historique oblige. Et comme il est largement illustré, je dois pouvoir retrouver toutes les informations nécessaires dans mes images de la chute du Mur de Berlin.
J’ai essayé de transposer au mieux mes photographies de l’ère argentique sur ce site web numérique et éphémère.
1re partie : le voyage vers Berlin
Tout commence par l’annonce surprise du 9 novembre au soir : la libre circulation des Allemands de l’Est, qui peuvent enfin sortir de la RDA (République démocratique allemande), ou DDR en allemand).
Le lendemain, vendredi, nous écoutions les informations à la radio avec un collègue. C’était impressionnant, l’histoire de la deuxième guerre mondiale qui nous rattrapait. Et cette Histoire, c’était là, à quelques centaines de kilomètres seulement ! Finalement, dans l’après-midi, nous décidions de partir sur place après le travail. On prévient nos amies respectives ; l’une viendra en voiture avec nous, l’autre prendra le train. Je n’avais pas le permis de conduire, et la Fiat Panda de mon collègue n’avait pas de siège arrière… et le chauffage en panne. Rendez-vous était donné à la gare de Berlin pour retrouver mon amie le lendemain.
En route !
Et nous voilà, sur un coup de tête, partis vers 20h00 le 10 novembre pour rouler toute la nuit. Nous aurions pu prendre le train aussi, mais nous n’avions pas trop réfléchi. Et j’en suis heureux, car le passage de la frontière de l’Allemagne de l’Est (Checkpoint Alpha), fut plutôt magique.
Ayant conservé mon passeport de 1988, j’ai une trace de notre passage au poste-frontière de Marienborn (Checkpoint Alpha). Grenzübergang Helmstedt-Marienborn en allemand.
Petite précision : entre le Checkpoint Alpha et Bravo (l’entrée dans Berlin pour les étrangers), il faut encore rouler environ 200 kilomètres par l’autoroute, en territoire « occupé » par les Soviétiques.
Longue attente et bouchon nous attendaient sur place. Ce qui nous a permis de faire de belles photographies des Allemands de l’Est qui partaient visiter l’Ouest. Un défilé incessant en sens inverse de voitures aux noms mythiques : Skoda, Dacia, Lada, Wartburg et bien sûr les Trabants. Détail intéressant en 1989 ; dans les bouchons, les Allemands de l’Ouest poussent leurs véhicules, moteur éteint évidemment. Pour l’occasion, ils voyageaient en famille, donc des bras à disposition…
Dans les embouteillages…
À droite : agrandissement de l’image précédente. Nous sommes encore à environ 190 kilomètres de Berlin.
À droite, agrandissement de l’image précédente. Le panneau indique la présence d’un poste militaire anglais. « RMP Helmstedt » = Royal Military Police, basé à Helmstedt. « NAAFI » signifie Navy, Army and Air Force Institutes. Il nous reste encore 190 kilomètres pour Berlin. On avance lentement…
Galerie de portraits d’inconnus… en voiture et en mouvement
Image de droite : agrandissement de l’image précédente. Cet Allemand de l’Est tient un appareil photographique Exa 1b avec viseur de poitrine. Fabriqué par Pentacon en RDA de 1977 à 1985. Il n’a pas été facile de l’identifier, la version frontale en noire a été fabriquée de 1983 à 1984 seulement.
Enfin, on avance
Après la frontière et les bouchons, nous avons enfin pu reprendre de la vitesse. Cela faisait déjà une douzaine d’heures dans la voiture depuis le départ, il nous restait encore environ deux heures jusqu’à Berlin. Et si nous avancions vite, ce n’était pas le cas de la longue file en sens inverse… Il y avait de l’euphorie dans l’air, les Allemands de l’Est nous saluant sans discontinuer.
2e partie : l’attente à la gare de Berlin
Arrivée à Berlin-Ouest vers midi, estimation de mémoire, cela fait 30 ans quand même… J’avais rendez-vous avec mon amie arrivée en train. Mes chauffeurs m’ont laissé à la gare est sont partis pour la porte de Brandebourg. Et là, longue attente. Tout l’après-midi en fait. Notre seul moyen de communication était la cabine téléphonique, où je contactais à Lausanne la mère de mon amie pour savoir si elle avait des nouvelles. Comme je n’en avais pas, j’ai fait le poirier dans la gare de Berlin. On s’est finalement tous retrouvés le soir pour le repas devant une gigantesque choucroute/saucisse. Si je dis gigantesque, ce n’est pas une figure de style, nous avions tous une assiette de près de 2 kilos. L’euphorie je vous dis. Et je n’avais pas encore vu le Mur, contrairement à mes amis partis directement sur place.
Les Allemands de l’Est, déjà nombreux à avoir traversé la frontière, recevaient tous 100 Deutsche Marks à leur entrée à l’Ouest (100 DM équivalaient à environ 100 CHF de l’époque). L’entrée dans le capitalisme… J’ai pu observer une grosse quantité d’achat dans la rue, des walkmans, des radiocassettes (les « boombox » ou « Ghetto blaster », très en vogue dans les années huitante et nonante). Enfin, des choses qu’ils ne trouvaient pas à l’Est et qu’ils pouvaient s’offrir avec 100 DM. Mes amis ont constaté aussi une déferlante sur les bananes, fruit non disponible dans l’Allemagne de l’Est. Beaucoup de fleurs aussi. Le visa d’entrée à l’Ouest était valable le jour même uniquement, on le verra plus tard.
Atmosphère à la gare ferroviaire de Berlin-Ouest
Gare de Berlin Zoologischer Garten. Au moment des faits, cette gare était la principale de Berlin-Ouest. Après la réunification de l’Allemagne une autre fut construite; la gare centrale de Berlin.
On devine en arrière-plan sur certaines images l’Église du Souvenir de Berlin (Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche), bombardée par les Anglais lors de la Deuxième Guerre mondiale.
3e partie : la nuit, le froid et le Mur
Pour cette série d’images, je pense que c’étaient les plus difficiles conditions pour faire de la photographie. Il faisait froid, on devait être autour de zéro degrés, mon appareil ne répondait plus parfois. De temps en temps, il fallait le remettre au chaud sous la veste. Et de nuit, avec de la pellicule 400 asa, ce n’est pas la panacée… Film sur-développé pour une exposition à 1600 asa, mais je pense que la réalité était plus proche de 3200 ou 6400 asa. Si sur du papier sensible le résultat est bon, en reproduction numérique on atteint les limites provenant d’un film négatif sous-exposé. Le grain d’argent est exagérément visible.
Donc, après la choucroute bien garnie, nous avons pris la direction de la porte de Brandebourg, où se trouvait la manifestation devant la brèche du mur.
4e partie : Berlin-Est, entre les deux murs
Petite nuit dans un logement, qui n’était pas un hôtel, mais plutôt du genre « Bed and Breakfast ». La ville était agitée, les hôtels devaient tous être complet. Réveillés en pleine nuit par d’autres visiteurs qui cherchaient aussi une chambre, la tenancière allumant la lumière en disant un truc du genre ; « Vous voyez bien que c’est complet ! ».
Au matin, nous partîmes (moi et mon amie) du côté de Berlin-Est. Première étape : le Checkpoint Charlie. Je n’ai qu’une seule image de ce passage, prise à la sauvette du côté Ouest, pensant que peut-être il était interdit de photographier cet endroit.
Après ce passage obligé, nous avons pris un café dans un bistrot de Berlin-Est. Ou peut-être était-ce au retour ? Je ne me rappelle plus très bien. Toutefois, le souvenir du café désert où seule une table silencieuse était occupée reste bien gravé dans ma mémoire. Les deux ou trois personnes semblaient désappointées, semblant déjà regretter cette ouverture vers l’Ouest…
Ensuite, nous nous sommes dirigés vers la brèche. Comme nous étions pressés, je n’ai pas pris le temps de faire des photographies des rues. Et c’est dommage ; des rues désertées de sa population, un peu terne avec un ciel gris, pas de publicités pour déranger le regard. Une atmosphère surréaliste d’austérité et d’intemporalité, comme un vieux village abandonné fixé dans le temps.
File d’attente à Berlin-Est, Potsdamer Platz, au passage de la douane improvisée
De ce côté-ci de la frontière, pas de manifestation, seul un va-et-vient incessant de ceux qui partent visiter Berlin-Ouest et ceux qui en reviennent. Le passage était aussi ouvert aux véhicules. Nous avons tenté de passer ce poste-frontière improvisé, mais il était réservé aux résidents de la RDA. Nous sommes donc restés sur place, et avons quand même obtenus un « Visum ». Évidemment pas valable pour nous, mais en souvenir dans le passeport.
Sur l’image suivante, ceux qui partent vers Berlin-Ouest. On est dans le no man’s land, la zone est très large entre les deux murs. On distingue au fond à gauche, l’ouverture dans le mur côté Ouest, et juste derrière une plateforme d’observation. J’y reviendrai plus tard.
5e partie : retour à Berlin-Ouest
Après avoir repassé le Checkpoint Charlie en sens inverse, nous sommes repartis en direction des manifestations. D’abord à Potsdamer Platz, de l’autre côté du passage ouvert, puis à la Porte de Brandebourg. Mais dans le sens de la marche un premier arrêt à :
Wilhelmstraße
Ailleurs, le long du Mur
Tout le long du Mur de Berlin, de nombreuses personnes s’attaquaient à cette « barrière ». Avec un petit marteau, une masse ou je ne sais quoi qui permettait de le détruire, ou pour ramener un petit souvenir. La présence policière était moindre à certains endroits, et je pense qu’elle laissait faire.
Potsdamer Platz, chute du Mur de Berlin
Sur l’image suivant, on voit bien les panneaux de béton qui ont été retiré et posé en retrait. On pourrait presque croire qu’ils sont placés de manière esthétique, comme une exposition temporaire. On devine aussi le deuxième mur au fond, ainsi que les bâtiments de Berlin-Est. Et on se rend mieux compte de la largeur du no man’s land à cet endroit.
À l’opposé de l’ouverture, la plateforme que l’on voyait depuis le poste-frontière à l’Est. Totalement assaillie, je n’ai même pas essayé d’y grimper.
Un peu de tourisme dans cette effervescence
Porte de Brandebourg
Dernière étape de ce week-end de folie ; la porte de Brandebourg, dimanche 12 novembre. Nous n’avons pas beaucoup dormis, les Berlinois non plus, mais cela valait le coup. Si vous m’avez lu jusqu’ici, vous devez vous dire : « il est sans fin cet article ». Avec environ une centaine d’images partagées ici, c’est sans doute la plus grosse page que je ne ferais jamais plus.
La chute du Mur de Berlin, version Kodachrome
Et à la fin de cette journée, direction la gare pour prendre un train de nuit avec mon amie. Le couple d’amis est reparti en Fiat Panda plus tôt dans la journée, sauf erreur de ma part. Ils ont souffert, le chauffage était en panne et le gel envahissait le pare-brise. Ils devaient s’arrêter pour gratter le verre en cour de route…
Épilogue
Pour réaliser cet article :
- Numérisation de 9 bobines 24×36 noir-blanc, Kodak et Ilford
- Numérisation de 2 bobines 24×36 couleur Kodachrome
- Soit 307 négatifs noir-blanc et 57 diapositives couleur
- De nombreuses heures de traitement d’image et indexation des fichiers
- Quelques recherches pour confirmer certains lieux et ne pas écrire des bêtises
- Beaucoup de temps pour la rédaction, correction, rassembler ses souvenirs, infographie
- 2589 mots, 20 titres, 37 paragraphes, 110 photographies
L’appareil CONTAX RTS II qui m’a servi à faire les images en noir-blanc il y a 30 ans. Oui, je le possède toujours, et oui, il s’est pris des coups, ce qui ne l’a pas empêché de fonctionner. Il est maintenant hors d’usage, rideau en carafe et totalement bloqué. J’avais un RTS (premier du nom) pour la couleur, mais il m’a été volé quelques années plus tard.
Un petit morceau de béton du Mur de Berlin, que je conserve toujours dans une boîte de film Ilford FP4 de 1989 (celle avec le couvercle bleu pour ceux qui s’en rappellent).
Remerciements
Merci à Eric, sans qui ce voyage n’aurait sans doute pas eu lieu, ainsi qu’à Chantal, la seule du groupe à pratiquer l’allemand.
Et merci à Catherine, avec qui j’ai effectué quelques beaux voyages.
Pour en savoir plus
- La plupart des liens sont inclus dans le texte de l’article
- Günter Schabowski et la conférence de presse du 9 novembre 1989
- Mur de Berlin, historique Wikipédia
- Postes-frontières de Berlin
- Trabant 601, voiture mythique
© Willy Blanchard, tous droits réservés, 25 avril 2019